En avant-première, le début du tome 2

« Le renseignement, ça se produit à l’ombre,

comme le champignon ou l’endive. « 

Alexandre Jenni

PROLOGUE : SERPENS CAPUT

Dimanche 23 décembre 2012, en montant vers Courchevel

« À la Saint-Evariste, jour de pluie, jour triste ». Le dicton du jour prenait tout son sens sur les cent derniers kilomètres que Serpentes se tapait. Quand même, être appelé par le « boss » la veille du réveillon de Noel ! Il rageait de devoir se coltiner un Paris-Courchevel en urgence alors que le premier homme de France ne l’avait plus contacté depuis leur unique rencontre de juillet.

Cette manie aussi de ne pas le faire venir à l’Élysée et de privilégier les lieux de villégiature renforçait une défiance qui en devenait naturelle. Si le Fort de Brégançon avait été le lieu de leur seule entrevue, cette fois-ci, l’endroit été plus discret et inconnu à l’inventaire du Centre des Monuments Nationaux. Bien sûr, son rôle lui interdisait de critiquer l’autorité suprême. Mais après tout, il avait servi la France à toutes les sauces, et avait le droit d’avoir, lui aussi, un avis bien que la dernière carte d’électeur en sa possession n’arborât qu’un fier tampon datant de mai 1981. Et puis, le Premier homme de France avait, dès le 15 mai, mis l’agence spéciale en stand-by. Il se demanda alors si une réactivation était au programme.

Au fur et à mesure que l’altitude affichée sur l’ordinateur de bord de la puissante BMW série 7 augmentait, le chauffeur semblait se pencher de plus en plus vers le volant. S’accrochant à ce dernier, il peinait de plus en plus à faire la différence entre pluie et neige. Heureusement, les quatre roues motrices continuaient à donner, à tout le moins, l’illusion du confort de la route qui se tordait de plus en plus. Serpentes, lui, s’affaissait de plus en plus dans le siège arrière droit.

  • Il y a une station-essence dans un kilomètre, Monsieur Oscar.
  • Arrêtez-y vous ! Nous y prendrons un café.
  • Bien Monsieur. Si je puis me permettre Monsieur Oscar. Ne devrions-nous pas réserver un logement pour la nuit ?
  • Bonne idée. Vous en vous en chargez, Sergent[1]?
  • Bien sûr. Je fais ça maintenant, dit-il en fouillant dans le répertoire du téléphone.

La bretelle menant à l’aire d’autoroute était dégagée et vide. La berline stoppa tout net sur le premier emplacement de parking disponible. Sergent raccrocha le téléphone, la réservation n’avait pas été si facile à obtenir mais après un coup de fil à la Gendarmerie locale, et grâce la fraternité « gendarmesque », une chambre à lits doubles places avait été réquisitionnée. L’imposant mais véloce Sergent sortit du véhicule et ouvrit la porte arrière droite. Soudain, une ombre surgit du véhicule mitoyen, une Volvo. Un peu moins d’un mètre quatre-vingt, une barbe fournie mais taillée, un regard vert clair, des cheveux courts en brosse, d’une sérieuse carrure, il était vêtu d’un blouson sombre North-Face. Sortant du véhicule, Oscar et Sergent se regardèrent étrangement, s’arrêtèrent lourdement aux détails physiques du bonhomme, et finirent par se faire un « non » discret de la tête, la mine déçue et rassurée en même temps.

Ils pénétrèrent dans la station, et approchant de l’espace café, sous la lumière intérieure claire des spots LED, ils validèrent bien qu’ils ne venaient pas de croiser un fantôme. En silence, un café noir chacun. Sans sucre.

  • Vous y pensez encore ? demanda Sergent.
  • Comment ne pas y penser ? Et vous ?
  • Il était mon ami. Je lui ai appris beaucoup de choses. J’ai encore du mal à croire qu’il se soit fait tirer comme un lapin.
  • Étonnant en effet. J’ai eu du mal à y croire. Et puis j’ai appris tous les secrets, les cloisonnements.
  • Vous pensez encore qu’il travaillait pour la concurrence ?
  • Il travaillait pour lui. Ce dernier dossier était pourtant simple. Je ne sais pas ce qui a merdé.

« Merdé ? », pensa Sergent. Ce qui était troublant, c’était d’entendre Serpentes parler avec tant de familiarité. Étonnant aussi qu’en qualité d’ancien tireur de précision du GIGN et formateur pour un peu près tout ce que compte d’unités spéciales l’Hexagone, on lui eût attribué une mission de chauffeur ! De chauffeur armé, mais quand même. À ses yeux, transporter le patron de l’ASPIC[2] était ce qu’il y avait encore de moins mauvais dans sa situation.

Il se mit soudainement sur la défensive sans pour autant le montrer. Peut-être que Serpentes lui avait tendu une sorte de piège. Il avait appris bon nombre de techniques de combat à Saint Val qui pourtant était loin d’être un néophyte en la matière. Un commando-marine, et un solide. En contrepartie tacite, Saint Val lui avait appris certaines techniques psychologiques très utiles dans le cadre de missions d’espionnage. Quelque chose clochait. Comment Serpentes pouvait-il croire Saint Val en vie ? Et si tel était le cas, s’il avait des informations, pourquoi la vipère ne s’était-elle pas manifesté auprès de lui Sergent ?

Les cafés avalés ; le temps de repartir était venu. La cigarette de Serpentes fumait encore sur le trottoir lorsque la BMW quitta l’aire de la station féline, Esso. La neige tombait de plus belle. La couche au sol s’épaississait au fur et à mesure. Le charroi n’y pouvait rien. Le capiton alpin s’installait dans la vallée. Après avoir fureté le long des routes de montagne et dépassé l’imposante structure en bois de l’hôtel de la Sivolière, le GPS annonça l’arrivée devant le numéro 10 de l’allée qui se confondait avec la forêt naissante.

Avant de descendre du véhicule, Sergent montra patte blanche. Les superflics du SPHP[3] étaient sur le qui-vive. La carte d’accréditation et le patronyme de Sergent suffirent à les rassurer. Il s’étonna quand même de ne pas voir de membres du GSPR[4] chargés de la protection du Président.

Totor n’est pas là ? s’inquiéta-t-il ?

  • Avec une dame et un invité. On se charge de la protection féminine. Les collègues du GSPR ne sont pas conviés durant les sorties nocturnes. Tout fout le camp et nous on se retrouve avec un boss à protéger. T’aurais pu y croire ça toi ?
  • Moi ? Non. De mon temps, on aurait refusé de lâcher Totor !
  • De ton temps, c’était un autre temps l’ami. T’étais avec qui toi ? Le Grand ?
  • Chirac, c’était un bonheur à travailler. Tous les gars du GIGN demandaient à être affectés au Grand comme tu dis ! Question de bouffe et de facilité.
  • Il devait être bon papa non ? Pas de sortie nocturne, pas de salopes à tirer à l’ouverture de la chasse à cuisses. Putain, pas comme celui-ci ! En quelques mois, j’ai déjà opéré avec cinq gonzesses, sans compter l’officielle !
  • Y a plus rien comme avant.
  • Si, dit-il en tâtant la crosse du Python 357 qui lui lovait à la hanche.

Comme au bon vieux temps, le guidon du canon et la mire du 357 avaient été limés. Héritage des premiers gorilles de l’Élysée, sous le Général[5].   Le thé coula de la bouteille thermos dans la guérite de veille alors que Serpentes gravissait les quelques marches en bois recouvertes de gros sel, menant à l’entrée principale du chalet. Il sonna s’attendant à être accueilli par un engoncé en livrée. Il n’en était rien. Le climat était franchement détendu, familial. L’actrice le précéda après lui avoir décoché un sourire façon fleur de macadam. Le chalet était vieux d’aspect et dépassé, comme son hôte principal. L’intérieur était plutôt moderne et jeune, comme son hôtesse. La moquette beige se mariait à merveille avec les bottillons en cuir clair. Elle portait un jean de couturier et un pull à col roulé qui laissait poindre deux œufs sur le plat ornés de deux raisins de Corinthe. Rien d’autre à part une série de bagues décoratives de mauvais goût et un vernis d’un rouge socialiste.

« Le Président nouveau catalogue hiver est arrivé », pensa-t-il en avançant vers celui qui commençait déjà à décevoir les électeurs qui avaient choisi de sortir le nain. L’homme trônait dans un fauteuil à une place. Assis à côté de la cheminée où crépitaient quelques bûches, il était vêtu d’un pantalon de costume bleu foncé, une chemise blanche maculée de quelques shrapnels de cacahuètes dont le bol était bien enraciné entre les mous genoux. Il releva la tête et sourit. Les pantoufles, c’était du « too much », un léger et discret rictus traversa Serpentes.

  • Bonjour Monsieur le Président.
  • Bonjour, Oscar c’est bien cela ?
  • C’est bien cela Monsieur le Président.
  • Asseyez-vous.

Aussitôt, la théâtreuse annonça les couleurs : vin jaune, Campari, Ricard, Whisky ou Key. Une boisson made in Loch, ce fut le choix de la vipère en chef. Après quelques banalités et évocations, le bey franchouillard tailla dans le vif du sujet.

  • Nous avons des problèmes importants en Afrique : la Libye, le Sahel et cette fournaise malienne sont de mes plus grandes inquiétudes. Vous connaissez ces zones ?
  • J’ai bien connu quelques coins sous ces latitudes, Monsieur le Président. Que puis-je faire pour vous ?
  • Et bien. Vous savez, en cette veille de réveillon, dans le calme de la vie politique, j’ai tenu à vous présenter quelqu’un.

Au même moment, un homme entra dans la pièce. L’air un tantinet playboy, la démarche presque paisible et l’assurance d’un trader camé jusqu’au fion, qualifiaient ce quinquagénaire connu pour être directement dans l’entourage familial du premier homme de France.

  • Vous connaissez mon ex-beau-frère Gérard ?
  • Oui, Monsieur le Président.
  • Enchanté, fit le cadre supérieur des services extérieurs de renseignement français.
  • Ravi, lâcha avec prudence et une peur dicible le patron de l’ASPIC.
  • Alors comme ça, cette histoire de service spécial présidentiel était bien vraie !

Nul doute maintenant que Serpentes était pris dans une sorte d’entonnoir. En face de lui, son patron sur papier. À sa gauche, une vampe souriante. À sa droite, l’un des dirigeants officieux de la DGSE[6]. Deux personnes sur les quatre dans cette pièce connaissaient un des secrets les mieux gardés de l’État sans y être contractuellement autorisées. Même si les épouses des présidents connaissaient d’une manière floue l’existence de l’ASPIC, rares étaient les amis, beaux-frères ou encore cousins éloignés mis dans la confidence. C’était une grande première, mais Serpentes était loin de se douter qu’il s’agissait surtout d’une grande dernière.

LIRE TOUT LE PROLOGUE

[1] Voir Prologue du tome 1.

[2] Agence Spéciale pour la Protection des Intérêts Communs

[3] SPHP : Service de Protection des Hautes Personnalités. Service de police chargé de la protection des dirigeants et ex-dirigeants de la République Française. En 2013, le service fut renommé le SDLP : Service De La Protection

[4] GSPR : Groupe de Sécurité de la Présidence de la République. Unité de la Police Nationale et de la Gendarmerie Nationale rattaché au Service de la Protection. L’unité assure la protection immédiate et personnelle du premier homme de France. Elle contribue aussi à la planification des opérations de transport et de déplacements des personnes sensibles : famille présidentielle, anciens présidents, conseillers spéciaux…

[5] Un premier embryon de service de protection de la fonction présidentielle, sous le Général de Gaulle, avait vu le jour. Certains de ses membres inventèrent certaines techniques de tir instinctive ; notamment Raymond SASIA qui eût l’idée de limer les organes de visée du canon pour dégainer l’arme plus rapidement.

[6] Direction Générale de la Sécurité Extérieure. Sous l’égide du Ministère de la défense, la DGSE intervient hors du territoire national pour des missions de renseignement, d’espionnage et d’actions armées.

 

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