Tueries du Brabant : tout a commencé à Maubeuge

Extrait de BrabanCIA, première vague ISBN : 9782960178111

Passage issu du chapitre I : Chiens de garde

 

Vendredi 13 août 1982, sur la Grand-Place de Mons, Belgique

Après avoir ôté l’uniforme américain, Wayne passe une tenue plus discrète. Un jean Lévis, une chemisette blanc et gris à carreaux, et une paire de baskets Adidas le rendent presque civil. La veste en cuir légère — de type aviateur — et les lunettes « Ray-Ban » sont les seules marques pouvant trahir son appartenance aux forces américaines en Europe.

Trois mois qu’il arbore fièrement le blason où deux sabres se croisent et dont la légende est « Vigilia Pretium Libertatis ». Il ne connaît pas encore très bien la ville de Mons située à quelques kilomètres de la base du SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe), mais il compte bien en faire un état des lieux sérieux, surtout de nuit.

Le chauffeur le dépose à quelques centaines de mètres de la Grand-Place. Wayne arpente alors la rue de Nimy qu’il remonte par le trottoir de gauche. Après avoir passé quelques commerces, cafés et échoppes, il longe le palais de justice. Le laissant sur la droite, il continue et arrive enfin sur la Grand-Place. Le beffroi lui fait face. Peu de voitures y sont garées. En cette période estivale, seuls quelques badauds errent de taverne en taverne. La bière y coule à flots malgré la récession économique qui touche particulièrement cette ancienne région minière. Le temps est beau, sec et le thermomètre affiche presque trente degrés, Celsius s’entend.

« La bière est excellente ici », a-t-on dit à Wayne. De mère belge, l’homme a peu vécu dans la vieille Europe. Bien que là depuis trois mois, sa première sortie n’est pas permissionnaire ! Bien au contraire, il est en opération, et sa mission est très particulière. Il ne s’est pas engagé pour rien dans les Forces Spéciales. Ce qu’il recherche depuis toujours c’est l’aventure et l’action, et il sent déjà que de l’action, il va y en avoir. Retroussant ses manches comme signe de reconnaissance, il fait mine de remonter sa montre en prenant bien soin de mettre son bras à un angle de trente degrés. Il s’avance vers le point de rencontre, calme, mais sur le qui-vive, quand un homme de petite taille et alerte, le regard malicieux et la démarche tranquille, s’avance vers lui !

— Vous avez l’heure par le plus grand des hasards ? demande l’homme à l’accent bruxellois.

— Oui, j’ai l’heure. Quel fuseau horaire ? demande Wayne

— Celui d’Omaha, répond l’homme.

— Ravi, vous êtes Éric ?

— Oui, Eric35

— Bien. Je suppose que vous êtes le « quelque chose » 23 ?

— Oui. Jimmy23.

Les deux hommes échangent une franche poignée de main, jettent un coup d’œil aux alentours. Personne d’inquiétant. Bien que ce soit la première mission de Wayne sur ce type de terrain, il a quand même été formé à toutes les techniques de guérilla clandestine et de rencontres discrètes. « Vos sens peuvent vous sauver la vie, veillez à toujours les mettre en éveil ! », a dit l’instructeur à Fort Meade. Cette leçon il l’a bien retenue, elle est ancrée en lui comme un réflexe, presque une seconde nature.

Très vite, Éric prend la direction de la rue du Miroir. Le Yankee lui emboîte le pas. Arrivés devant la Régie des Télégraphes et Téléphones, les deux hommes montent dans la petite Fiat 127 d’un grenat délavé. Le local de l’étape met le contact, vérifie qu’aucun véhicule ne l’empêche de sortir et effectue une longue marche arrière. Prenant par les petites routes, il fait deux fois le tour du petit ring[1] et s’engage enfin dans l’avenue Maistriau, tourne dans la rue Jules Cornet, rejoint l’avenue du Tir, tourne à droite sur le chemin de la Procession pour atteindre le carrefour à l’angle de la chaussée du Rœulx.

— La rue ici c’est la chaussée du Rœulx. Retiens bien ce nom. Si je t’appelle et que je te dis « rendez-vous à la mare », c’est ici qu’on se donne rendez-vous.

— OK. J’ai bien compris.

— Tu vois le bâtiment sur la droite, plus haut sur la route ? C’est les FUCAM. L’université catholique de la région. Si je te dis « Kot », c’est là-bas qu’on se fera rendez-vous. Prends le papier dans la portière. Tout y est indiqué. T’as encore trois minutes pour apprendre tout ça.

— Après je bouffe le papier ? demande-t-il en riant.

— Après tu le bouffes, sans rire.

Il y a moyen de foncer à tombeau ouvert sur cette chaussée, Éric ne s’en prive pas. Soudainement, il accélère encore pour freiner sèchement quelque cinq cents mètres plus loin. Il fait demi-tour et reprend la direction du centre-ville. Puis, à légère allure, il s’engage calmement sur une petite route cabossée vers la droite. C’est une allée. Wayne lit sur une plaque défraîchie « Home pour enfants », il n’a pas le temps de déchiffrer toute la litanie d’acronymes d’associations. Le ciel ne s’est pas couvert brutalement, mais il fait sombre : de grands arbres, des chênes immenses et cinquantenaires, forment un tunnel forestier. Le Belge s’arrête, klaxonne quatre fois. Il attend une minute en regardant sa montre-bracelet et redémarre pour quelques mètres.   Le moteur est éteint. Une voiture est garée devant une haute villa en pierre rouge. Un petit donjon carré héberge une cheminée qui éructe quelques volutes.

— La fumée c’est normal ! Notre ami « Rubens » a vécu longtemps au Congo. Ce mec chercherait de quoi se chauffer même en plein Sahara.

— Je vois. Je croyais qu’il nous passait un message à la manière des Piscataway.

— Quoi ? Les picaquoi ?

— Les Piscataway, une tribu indienne.

— Tu peux dire les Sioux si tu veux qu’on cause la même langue.

— Je ferai attention la prochaine fois.

« Fuck. Pourquoi je donne des indices sur ma vie à ce type » ? se demande Wayne.   Mais très vite, il n’a plus le temps de penser. Un homme impressionnant les attend sur le perron de la petite villa. Il est grand, sec, les cheveux grisonnants, une barbe courte et soigneusement taillée, un pantalon en Tergal gris, une chemise bleue à épaulette et des chaussures de mauvaise facture. L’homme s’avance et se présente au Yankee, en anglais. « Call me Rubens ». Wayne rétorque alors, un peu vexé, dans un excellent français qu’il est polyglotte et que le français et sa deuxième langue maternelle. Amusé, Rubens invite les deux hommes à entrer dans la maison par la porte de la cuisine. Il y flotte comme une odeur d’acide.   Normal, un homme d’une soixantaine d’années coule du plomb sur l’espace cuisson. Une machine à sertir les balles, de petites boîtes de poudre à fusil, et les quelques ustensiles idoines donnent le ton. Ici, on fait dans la fabrication artisanale, pas dans l’émotion. Rubens se tourne, puis il entre dans ce qui semble servir à la fois de salon et de bureau. L’Américain remarque immédiatement le pistolet Beretta Cougar chemisé en 22LR. La crosse est en nacre, elle ressort du holster de ceinture.

La pièce est presque charmante. Le design date des années soixante. Le bois dans la cheminée crépite, les photos coloniales cachent un peu l’horrible papier à losanges orange et noirs avec des lignes brunes et beiges.

Quatre canapés en cuir vieilli sont disposés autour d’une table de verre sur laquelle trône la boîte en bois d’acajou d’un revolver Ruger muni d’un canon de quatre pouces. Une énorme télévision est encastrée dans un meuble en bois sombre et luisant retraçant des scènes de chasse. Le grand bureau est rempli de papier. Sur le petit, seules trois bannettes et une machine à écrire Hermès. L’unique plafonnier éclaire faiblement la pièce. Les volets sont fermés, et quatre grandes lampes à pied se terminant par un champignon renversé fournissent à la pièce juste ce qu’il faut de luminosité.

— Comment va le colonel McAllan ? demande Rubens.

— Bien. Il vous remet ses amitiés.

— Vous lui transmettrez mon bonjour une fois rentré dans vos pénates.

— Certainement Monsieur ? demande Wayne à la forme interrogative.

— Rubens suffira. Nous ne sommes pas dans nos vies civiles Jimmy23. Entre nous, toujours vous utiliserez les noms de code.

— Bien entendu, Rubens.

— Alors tout est prêt ? demande Éric.

— Presque tout. Il ne nous reste plus qu’à briefer notre invité américain pour l’opération de demain. Ah ! J’oubliais, ce soir vous dormirez au home avant de partir en opération. Réveil prévu à deux-zéro-zéro. À deux-trente, vérification du matériel. À deux-quarante-cinq vous montez dans la Santana qui est à l’arrière du bâtiment. À trois-quinze vous êtes sur zone et vous commencer à trois-trente. C’est une épicerie.

Samedi 14 août 1982, devant l’épicerie Piot à Maubeuge

 

— Tu vois les mecs de l’autre équipe ? demande Éric35.

— Non. Mais ils devraient être là, s’étonne Jimmy23.

— Ah si ! Regarde dans la Renault 5 blanche ; deux types. Un des deux fume. On voit le bout rouge de la clope.

— Oui. Vas-y. Fais deux appels de phare longs. Un court.

— C’est bon, trois courts de leur côté. Ils arrivent ou quoi ?

— On a dit qu’on partait avec la Santana non ?

— Oui. Ils arrivent. Qu’ils se grouillent pour le bouquet final.

Les deux Français arrivent devant l’épicerie. Seule une Renault 4L est garée devant le bâtiment qui fait le coin. L’un des deux hommes se cache derrière la colonne en ciment blanc, face à la vitrine qui fait l’angle.

L’autre s’affaire à violer la porte d’entrée. Les propriétaires sont en vacances dans le sud de la France. Ils n’ont jamais été craintifs par rapport aux cambriolages. Pas tellement besoin de sécuriser le bâtiment, après tout, le commissariat de Police n’est qu’à deux pas de là. Comme convenu, la Mercedes arrive et se gare juste devant l’épicerie. Elle a pour fonction d’exfiltrer les faux cambrioleurs des lieux. Phares éteints, Éric et Wayne regardent la scène. Il est temps. Éric sort du véhicule et se rend à la cabine téléphonique sur la petite place, face à l’épicerie.

Il enfile les gants, saisit une pièce de cinq francs français — à l’effigie de Marianne — et compose le numéro de Police Secours, le 17.

— Police Secours, bonsoir.

— Bonsoir monsieur.

— Puis-je avoir votre nom… et…

— Il y a un cambriolage en cours à l’épicerie Piot, place des Nations. Plusieurs individus dans une voiture beige. Ils entrent.

— Monsieur ? J’ai besoin de votre identité.

Eric35 raccroche, ouvre son impair et sort le fusil FN de calibre 12. Il reste en faction près de la cabine. Il épaule le fusil, le souffle commence à se faire court. Pendant ce temps, Jimmy23 se place près d’une borne à incendie, abaisse son passe-montagne et vérifie que son pistolet 7,65 mm et son fusil de chasse chemisé en Brenneke sont opérationnels. Trois minutes. Le temps pour l’autre équipe de décrocher. La Mercedes noire part à toute allure dans le sens opposé du commissariat. Dans deux minutes, ils seront déjà bien loin, le coffre est plein de café, de bouteilles de vin, de magnums de champagnes, de boîtes de thé et de bocaux de tripes façon caennaise.   Deux minutes. L’assaut se prépare.

Une minute. Christian, le plus expérimenté, conduit la patrouille de trois hommes. Ils sont venus à pieds. Le gardien de la paix vient d’avoir trente-six ans, il est en pleine forme physique.

Trois secondes. Il sort son Manurhin de l’étui. Son MR73 en calibre 38 est un compagnon fidèle, précis. Il paraît même que l’on peut lui faire cracher jusque 100.000 cartouches avant de commencer à en constater l’usure de tir. La balle du fusil qui lui fait face l’atteint à l’abdomen, le sang gicle par paquet. Ses deux collègues rechignent à entrer dans l’action tant Christian semble mal en point. « Vas-y. Bute-les ! », demande l’un des deux agents. Obéissant à l’ordre de stopper les hommes qui les canardent, l’agent court vers eux en zigzaguant et en utilisant tout le mobilier urbain possible pour éviter d’en prendre une. Eric35 vise la tête de celui qui aide Christian, mais au même moment, Jimmy23 lui intime l’ordre de quitter les lieux. Les deux hommes s’engouffrent dans la Santana bleue. Jimmy passe à l’arrière, sur la droite et continue à tirer pour couvrir la fuite.

— Les Français ont été efficaces, non ? demande Éric pendant qu’il prend la direction de la Belgique.

— Oui. Espérons qu’ils soient déjà loin.

— T’en fais pas pour eux.

« Pourquoi je m’en ferais pour eux ? » Très vite, il se rappelle qu’Éric n’est pas au courant que les nettoyeurs suisses les attendent au lieu de rendez-vous.

Quelques dizaines de minutes plus tard, au pied d’un terril à Hénin-Beaumont.

Les trois corps sont couchés sur le sol noir. Les fosses ont déjà été creusées. L’équipe « numéro deux » n’est plus. Les Helvètes ont fait leur boulot : nettoyer et dissimuler pour toujours.

Les trois hommes du SAC[2] sont déjà morts sans savoir pourquoi. Ils sont morts en croyant avoir dévalisé un Rouge, « un putain de communiste ». Jamais ils ne sauront que c’était un piège ! Un traquenard monté par les Stay Behind de l’OTAN. Manipulés, ils ont cru agir en héros, ils sont morts en ignares, trop intéressés par l’action pour la cause de droite. Fini les manifestations anticommunistes. Fini de perturber le pouvoir de gauche en place depuis plus d’un an. Ils ont donné leur vie au SAC qui a rendu l’âme officiellement dix jours plus tôt, après la tuerie d’Auriol[3], par décision parlementaire, après adjuration présidentielle.   Ils sont morts avec efficacité pour tester Éric et Jimmy. Premier succès.

Pour vous procurer le roman.

 

[1] Sorte de route d’enceinte faisant le tour du centre ville ; petit périphérique intra-muros

[2] Service d’Action Civique. Service d’ordre du parti gaulliste , longtemps considéré comme une police parallèle.

[3] La tuerie d’Auriol désigne l’assassinat, le 18 juillet 1981, de Jacques Massié, chef du SAC de Marseille, et de toute sa famille par ses hommes qui le soupçonnent de vouloir les trahir au profit de la gauche, dans un contexte d’extrême paranoïa anticommuniste. L’assassinat a lieu dans la bastide familiale, près d’Auriol.

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